Chapitre 4 – La dépersonnalisation

Les partis politiques provoquent la dépersonnalisation de leurs membres.  C’est là un de leurs fruits amers et, même s’il est moins visible et grossier que les autres, il est à mon avis le plus pernicieux.  Dans les partis politiques triomphent l’esprit grégaire, la collectivisation de la personne, au détriment de sa liberté de pensée, de parole, d’action et de sa dignité d’être humain responsable personnellement de ses idées et de son comportement.  Là non plus, la dépersonnalisation ne survient pas accidentellement chez les partis politiques et par le seul concours de contingences malheureuses.  Les partis sécrètent la dépersonnalisation, comme une plante vénéneuse son poison.

Il y a des nuances à faire entre les partis stratégiques et les partis idéologiques.  Les premiers, axés qu’ils sont sur les stratégies électorales et les programmes tactiques en vue du pouvoir, laissent peu de place à la participation intellectuelle et à l’esprit critique de leurs membres ordinaires.  Ce sont leurs chefs, leurs conseillers politiques, leurs conseillers en communication qui occupent à peu près tout le terrain.  Les lignes maîtresses de leur programme politique se dessinent, leurs plate-formes électorales se construisent en milieu restreint et fermé, composé des experts et des dirigeants du parti.  Le reste des membres, la plèbe, n’aura qu’à sanctionner ce qu’une poignée de « penseurs » et d’actifs aura cuisiné pour elle.  Et ces membres du commun ne manqueront pas d’ailleurs de fournir une telle approbation, avec d’autant plus d’enthousiasme qu’elle s’exprimera dans la sujétion aveugle.  On n’a qu’à voir se dérouler ces congrès des Partis libéral et conservateur pour se convaincre que les dés sont déjà pipés, que les décisions prises par leurs membres relèvent de formalités procédurales plutôt que d’un véritable débat des propositions amenées par l’élite du parti.  Les experts ont tout prévu pour neutraliser les rares opposants éventuels.  Souvent, les séances s’activent à un rythme endiablé; les votes se prennent à la vapeur, de façon presque unanime.  Le tout se conclut dans l’espoir frénétique de la victoire promise par le leader du parti.  On peut passer maintenant aux réjouissances sociales, à la fraternisation entre partisans, tous désormais sur la même longueur d’ondes.

Dans les partis idéologiques, les débats sont plus âpres et soutenus.  Plus le parti est jeune, moins il compte de militants, moins il a de chances de faire élire des députés, et plus la participation active des membres est vigoureuse.  Leur contribution au parti, à ses idées, à son programme est plus personnalisée, mais il est remarquable de constater que cette personnalisation croît en proportion même de la faiblesse électorale du parti.  On voit bien alors que la dépersonnalisation est  fonction de la puissance d’un parti.  Celui qui jouit d’une grande probabilité de victoire électorale ou qui y est déjà parvenu est plus susceptible de dépersonnaliser ses membres.

Le Parti québécois est encore idéologique à cause de l’enjeu capital et « révolutionnaire » que représente l’accession d’une communauté à l’indépendance politique.  Cet objectif est si déterminant qu’il suscite chez les militants les plus convaincus un engagement plus personnalisé, des critiques et des discussions viriles au sujet du programme et du chef.  Mais parce que le Parti québécois a déjà connu le pouvoir et peut encore y revenir, la stratégie électoraliste tend à prendre le dessus sur la cause souverainiste.  Le parti se met dès lors à façonner des partisans du pouvoir, forcément plus dociles à l’endroit de leur leader, plus enclins à adopter sans sourciller les compromis et la marche traînarde que ce dernier juge nécessaires pour l’obtention ou le maintien du pouvoir.  Ces nouveaux « modérés » se mettent ainsi au service du parti; ils sont « agis » par lui et pour lui; ils perdent leur autonomie personnelle, ils se dépersonnalisent pour autant.  Comme leurs chefs (je fais exception pour l’ancien chef Jacques Parizeau), et en les suivant, ils se contentent d’œuvrer à la périphérie du programme, cherchant les modalités, les tactiques équivoques ou non compromettantes de présentation ou d’emballage de la souveraineté pour gagner la faveur de l’électorat.  Ils contribuent certes au programme, mais dans la voie que leur tracent les dirigeants du parti, et selon les directives qu’ils leur assignent.

En réalité, ce sont les membres agissant de façon plus personnelle et autonome qui impriment au Parti québécois son vrai caractère idéologique.  On leur a trouvé un nom, on les désigne les « purs et durs », justement parce qu’ils sont plus personnalisés et agissent comme tels[1].  Les autres, l’aile majoritaire, ne sont pas affublés d’un nom particulier.  On ne les appelle pas et ils ne s’appellent pas les « impurs et mous ».  On n’a pas besoin d’un vocable à soi quand on est dépersonnalisé!  Ils sont simplement membres du Parti québécois. C’est le parti, à travers son chef et ses officiers, qui se substitue à eux, qui pense et dirige pour eux.

D’autre part, même quand ce sont les membres d’un parti idéologique qui participent activement à l’élaboration ou au renouvellement de son programme, il n’est pas du tout assuré que le gouvernement du parti élu le respectera en tous points.  Monique Richard, la nouvelle présidente du Parti québécois, a beau affirmer que « les candidats [à la chefferie] devront savoir que le PQ est un parti de militants et que ce sont ces derniers qui définissent les orientations »[2], l’observation de François Saillant, du parti Option citoyenne, n’en demeure pas moins vraie : « Rappelons-nous que, lorsque le PQ est au pouvoir, ce n’est pas à la présidence du parti que se prennent les décisions. »[3]  Tout ceci pour dire que l’engagement personnalisé des membres d’un parti peut assez facilement être trahi par les chefs au pouvoir.  C’est là un autre exemple de la dépersonnalisation qu’opèrent à l’endroit des membres les dirigeants d’un parti gouvernemental.

Les candidats-bidon et les exclus

Un parti politique n’est pas à court de moyens pour dépersonnaliser son monde.  On l’a signalé plus haut, il existe un certain nombre de comtés perdus d’avance, où tel parti politique n’a aucune espèce de chance de faire élire son candidat à la députation.  Il en choisit un quand même, dont le rôle essentiel sera de simplement faire nombre pour que le parti présente une liste complète de candidats, affiche ainsi l’apparence de son caractère universel, obtienne de la sorte une plus grande quantité globale de votes et reçoive de l’État une plus forte prestation financière.  On demande donc à ce candidat-bidon de se sacrifier aux intérêts du parti.  On peut difficilement blâmer la personne qui accepte une telle mission sacrificielle, d’ordre purement quantitatif.  Elle le fait la plupart du temps en toute bonne foi, animée d’une intention sincère, par loyauté envers le parti et sa cause.  Le parti ne se fait pas faute, lui, de l’embrigader à son service, de l’envoyer au bûcher, de lui faire subir l’humiliation d’une défaite somme toute inutile, de le considérer en définitive simple numéro dans la course au vote, pur instrument à utiliser pour sauver son honneur, ses airs d’importance et quelques dollars supplémentaires.  Comme démonstration de respect et de dignité envers la personne et son mérite individuel, on a déjà vu mieux!

Autre façon pour le parti politique de déconsidérer la personne.  Il refuse parfois d’admettre des candidats-députés valables, mais qui auraient l’heur (ou plutôt le malheur!) de déranger un peu trop la quiétude de ses idées, de ses projets, de ses stratégies et tactiques.  Après tout et avant tout, c’est le parti qui doit être élu et doit gouverner.  Il faut donc écarter les troubles-fêtes potentiels, les candidats « dangereux », même s’ils sont remarquables, qui risqueraient, par leur personnalité, leur pensée ou leur style d’action, d’embêter le parti, de l’obliger à s’autocritiquer et à s’amender.  On le voit bien, l’important dans cette situation, ce n’est pas la personne, c’est le parti!

Le chef et son cabinet ministériel

Le chef du parti élu, c’est-à-dire le premier ministre, choisit ses lieutenants et forme son cabinet ministériel.  Pour le chef, c’est un pouvoir strictement personnel et discrétionnaire.  Là-dessus, on ne peut pas dire que le régime gouvernemental actuel avec ses partis politiques le dépersonnalise, celui-là.  Au contraire, il m’apparaît en fait « hyper-personnalisé », personnalisé à outrance, de même que son cabinet ministériel, quoique dans une moindre mesure.  Ensemble, le premier ministre-chef de parti et ses adjoints ministres, à eux seuls, exercent en pratique le plein pouvoir législatif.

La théorie politique a coutume de distinguer trois sortes de pouvoir : le législatif, l’exécutif et le judiciaire.  Normalement, ces pouvoirs ne devraient pas se chevaucher; ils devraient fonctionner indépendamment les uns des autres.  Je laisse de côté ici le pouvoir judiciaire, non pertinent à mes propos.  Le premier ministre et son cabinet sont responsables évidemment du pouvoir exécutif.  Officiellement et formellement, c’est-à-dire selon la Constitution, c’est l’Assemblée des députés qui jouit du pouvoir législatif.  Sans approbation de sa part par vote majoritaire, un projet de loi ne peut acquérir statut et force de loi.  Il lui faut absolument sanction officielle par la Chambre des députés.

Dans la pratique des choses, ce sont le premier ministre et son cabinet ministériel qui exercent concrètement le pouvoir législatif.  Le plus important dans une loi, ce ne sont pas tellement les débats préparatoires à son adoption que tient l’Assemblée des députés et la sanction officielle qu’elle lui accorde par son vote majoritaire.  Surtout quand on considère la façon concrète dont tout cela se passe, à cause du système des partis politiques en place.  Pour une loi, le plus vital, c’est sa teneur même, sa substance, son objet, le champ qu’elle couvre, les droits qu’elle attribue, les obligations et responsabilités qu’elle impose, les règlements et modalités afférents à son application.

Or, ce sont les ministres et leur chef qui prennent en charge la conception des projets de loi, leur élaboration, leur structuration, leur mode et le temps d’application.  Les simples députés, donc la majorité d’entre eux, peuvent n’y contribuer que très peu.  Ils ne sont pas partie prenante à la naissance et à la confection des lois.  Les lois sont l’affaire du cabinet ministériel et de son chef!  Les députés du parti au pouvoir, encore moins les autres, n’ont pas à s’y mettre le nez.  Il ne leur restera que le loisir d’en débattre à l’Assemblée législative durant x heures (à moins que le parti gouvernemental n’impose le règlement du bâillon) et de les sanctionner par un vote majoritaire[4].

Avec le système des partis politiques, si le parti élu occupe la majorité des sièges, ce sera chose très facile au chef et à son cabinet de faire approuver leurs projets de loi.  Question de pure formalité!  Ils n’ont qu’à demander à tous leurs députés de voter en faveur de leurs propositions et le tour sera joué.  Ils n’ont même pas besoin de le leur demander, les députés le savent déjà.  Le vieux réflexe partisan leur est acquis, ils le feront automatiquement.  C’est proprement impensable pour eux de voter contre leur parti.  Ce serait en saper les fondements mêmes.  Ils voteront pour leur parti avec d’autant plus d’aise qu’ils savent déjà aussi que les députés de l’opposition officielle, à moins d’une rare exception, voteront systématiquement contre le parti gouvernemental.

Je vous le demande bien, où se trouve le pouvoir législatif des députés là-dedans?  Aux députés du parti gouvernemental il ne reste plus que le pouvoir législatif d’approuver docilement et aveuglément ce que proposent leurs ministres.  Et aux députés de l’opposition, il ne leur reste plus que le pouvoir législatif de voter contre les projets de loi gouvernementaux tout aussi servilement et inconsidérément.  Les députés du gouvernement, exclus pratiquement du pouvoir législatif, en sont réduits au rôle de simples figurants, dont la fonction est d’assurer le nombre majoritaire de votes.  Les députés de l’opposition, eux, hors du pouvoir législatif encore plus que les premiers, en sont réduits à leur tour au rôle de simples figurants, dont la fonction est de grossir le plus possible la quantité de votes anti-gouvernementaux.  Que voilà une belle façon de valoriser la personne des députés!  La joute des partis politiques ne peut se mener autrement.  Elle n’a d’autre issue que de conduire à la dépersonnalisation de la majorité des députés, condamnés à faire œuvre quantitative plutôt qu’à exploiter leurs qualités et leurs talents personnels au service du bien public.

Même les ministres sont soumis à une certaine dépersonnalisation.  Ils sont strictement tenus à la loi du silence – une sorte d’omerta du parti gouvernemental – et à la solidarité ministérielle pour tout ce qui se passe au sein du cabinet.  Il est vraisemblable que cette double consigne ennuie quelques-uns d’entre eux, dont le sens démocratique, la volonté de transparence et le désir d’une plus grande autonomie personnelle les pousseraient à se comporter autrement.  Mais le secret et l’action commune sont exigés pour le bien du parti lui-même.  Il ne doit pas dévoiler ses plans aux autres partis qui s’en serviraient pour le neutraliser.  Une fois les discussions internes terminées et les décisions prises, les ministres doivent se serrer les coudes, présenter un front commun et agir dans le sens des décisions, peu importe ce que chacun en pense.  Autrement, le parti offrirait le spectacle d’un groupement faible, en proie à des divisions intestines, et donc susceptible de perdre la confiance de l’électorat.  Encore une fois, le parti triomphe au détriment d’une action politique plus personnalisée.

La ligne de parti

Quelle expression bien choisie!  Elle dépeint à merveille ce que le parti politique attend de ses membres.  À vrai dire, elle revêt plusieurs modalités de signification.  D’abord, elle trace une ligne très nette, qui délimite les bornes à l’intérieur desquelles les membres doivent situer à la fois leur pensée, leurs projets, leur action politique.  Ils ne peuvent traverser cette ligne.  Ils n’ont pas le droit, tel César, de franchir ce Rubicon en criant « Alea jacta est », « le sort en est jeté ».  Autrement, ils risquent de périr.

Et puis, comme des funambules, ils doivent marcher sur cette ligne, sur ce fil de fer, en tentant de garder leur équilibre, en évitant de tomber dans les précipices de la droite ou de la gauche.  C’est une habileté, un art que les membres doivent apprendre et maîtriser, sous la dictée des politiciens les plus agiles et les plus futés, ceux qui ont pu résister à tous les vents des campagnes électorales.  Et plus les élèves réussiront à se tenir debout sur la « ligne de parti », à devenir des experts de cet art funambulesque, plus leurs maîtres les récompenseront, en leur offrant toutes sortes de bénéfices.

Enfin, troisième modalité de sens qu’on peut vraiment attribuer à l’expression « ligne de parti » malgré sa connotation plutôt sportive : le parti, tel un pêcheur, tend sa ligne pour que le plus grand nombre possible de personnes mordent à l’hameçon.  Une fois capturées, elles deviennent la propriété du parti.  Elles devront alors marcher adroitement sur sa ligne de fer et surtout, se tenir à l’intérieur de sa ligne de pensée et d’action.

La « ligne de parti » commande aux députés d’approuver bruyamment tout ce que leurs ministres clament à l’Assemblée, peu importe la pertinence de leurs paroles, la clarté et la solidité de leurs déclarations, le bien-fondé de leurs réponses.  Ils ne peuvent se tromper ou divaguer.  Ils méritent donc qu’on les appuie à tout coup.  Quel spectacle à la fois risible et désolant que de voir un groupe d’hommes et de femmes, à coup sûr intelligents en dehors de l’Assemblée, applaudir automatiquement et infailliblement leurs leaders, sans tenir compte de la substance de leurs propos!

Il faut convenir que l’Assemblée a marqué à ce sujet une sensible évolution.  Au lieu de taper à tout rompre sur le couvercle de leurs pupitres, les députés se contentent désormais d’applaudir frénétiquement.  Ça fait moins grossier, plus raffiné et plus digne.  Remarquable progrès de la personnalisation, de l’expression démocratique de sa pensée personnelle que la « ligne de parti »vient d’enregistrer là!

La « ligne de parti » est très exigeante.  Avec le temps, on l’a pratiquement sacralisée.   Au yeux des partis politiques, elle n’est pas loin de revêtir un caractère absolu.  Dans le catholicisme d’hier, on aimait à redire : « hors de l’Église, point de salut ».  Dans les partis politiques d’aujourd’hui, on peut tout aussi bien affirmer : « hors de la ligne de parti, point de salut ».  En fait, elle se comporte comme un rouleau compresseur.  Souvent, elle triture ses dissidents.  Si un ministre, un député, un membre, de sexe masculin ou féminin, déroge trop de la « ligne de parti », met sérieusement en doute ses orientations et ses décisions, le parti le chasse, l’excommunie.  Il n’est plus digne d’en porter la robe nuptiale, de communier à sa table.  Il devient non seulement un dissident mais un paria du parti, à honnir et à fuir comme la peste[5].  De nouveau, la personne est immolée sur l’autel du parti afin qu’il puisse sauvegarder sa cohésion de roc, son honneur de vierge offensée et son intégrité dogmatique.  La « ligne de parti » ne peut pas cohabiter avec la personnalisation qu’apporte l’autonomie, la liberté de pensée et d’action.

Tous les partis politiques se fixent une « ligne de parti » et finissent tôt ou tard par expulser des dissidents.  Je veux commenter brièvement ici un des gestes les plus tristes et les plus honteux qu’ait posés l’Assemblée nationale du Québec à l’endroit d’un membre honorable et méritant du Parti québécois.  Ce fut une démonstration patente des méfaits que peut causer la « ligne de parti ».  À partir d’un discours d’Yves Michaud devant une association juive, le chef du Parti québécois et premier ministre Lucien Bouchard jugea, à tort selon moi, qu’il avait fait preuve d’antisémitisme.  Les propos d’Yves Michaud étaient bien loin de le montrer avec évidence.  Par une interprétation erronée qu’il en fit, Lucien Bouchard estima qu’il outrepassait carrément les frontières idéologiques de sa « ligne de parti ».  Le chef du Parti québécois, selon lui, ne pouvait tolérer l’inacceptable : il lui fallait dénoncer le prétendu antisémitisme d’un de ses membres.  Au surplus, il devait le faire officiellement, par le truchement de l’Assemblée nationale, car le discours d’Yves Michaud censément éclaboussait non seulement l’image du Parti québécois mais celle du Québec tout entier.

Lucien Bouchard fit donc présenter par un de ses députés une motion de blâme de l’Assemblée nationale à l’endroit d’Yves Michaud.  Sans même entendre l’accusé, sans même, pour la plupart, avoir lu son texte et en discuter, tous les députés du Parti québécois ont voté d’un bloc contre le citoyen Michaud.  Ils ont suivi fidèlement et aveuglément la « ligne de parti ».  Les députés de l’opposition ont emboîté le pas unanimement.  Ils ont épousé aussi leur propre « ligne de parti », car un parti ne peut être qu’heureux d’asséner un blâme public à un membre notoire d’un parti adverse.  Jamais auparavant l’Assemblée nationale n’avait-elle procédé à une telle réprobation publique d’un simple citoyen.  Jusqu’à quelle aberration peut mener l’intransigeante « ligne de parti », surtout lorsqu’elle est appliquée bêtement!  À quel irrespect, affront et injustice envers la personne peut-elle conduire!  En outre, jamais jusqu’ici le Parti québécois et les autres partis n’ont voulu reconnaître publiquement leur erreur.  Le culte de leur belle image leur interdit de se dédire, d’admettre qu’ils ont commis là une faute flagrante.

Les votes libres

Il arrive, mais en de rares occasions, que le chef de parti donne à ses députés la permission de voter librement.  Une telle dérogation à la « ligne de parti » habituelle certes représente en elle-même autant un progrès de la démocratie qu’une certaine personnalisation du vote accordée par le chef dans sa grande générosité.  Toutefois, une analyse plus profonde de cette situation exceptionnelle nous permet a contrario de comprendre jusqu’à quel point la « ligne de parti » est fortement ancrée dans les mœurs politiques, comment elle entache sérieusement le processus démocratique et dépersonnalise les représentants du peuple.

La manière dont on désigne ces votes libres se révèle très significative.  Le chef dit à ses députés : « sur telle question, vous pouvez voter selon votre « conscience ».  Il faut croire alors que sur tous les autres sujets où doit prévaloir la « ligne de parti », les députés votent selon leur « inconscience ».   En effet, la rigidité de la « ligne de parti » inhibe leur conscience, l’obnubile en les obligeant à voter pour le parti, qu’ils soient d’accord ou non avec la motion en cause.  L’expression « voter selon sa conscience » sur certaines questions montre bien par contraste qu’en dehors de ces votes libres, ce n’est pas la conscience personnelle des députés qui s’exerce mais plutôt celle contraignante du parti.  C’est elle qui pense, juge et décide au nom des députés.  La conscience collective remplace ainsi la conscience individuelle[6].  Sauf pour les votes libres, la dépersonnalisation de la conscience, règle générale, s’opère bel et bien par le truchement de la « ligne de parti ».

Les votes libres selon la conscience de chacun s’effectuent d’ordinaire sur des projets de loi à haute teneur morale, souvent sexuelle.  Par exemple, les votes sur la peine de mort, l’avortement, le mariage entre homosexuels.  Restreindre les votes libres à ces seules questions, assurément importantes mais en fait très peu nombreuses, est de nature à rétrécir et à fausser la conscience des votants.  Comme si c’étaient les seuls sujets impliquant la conscience morale!  Comme si les projets de loi à teneur économique, sociale ou proprement politique ne contenaient pas tous une dimension morale engageant la conscience personnelle de chacun!  Voter selon sa conscience devrait normalement appeler un vote libre sur toutes ces questions.  On n’a pas à confiner la morale et la conscience seulement à ce qui touche la vie physique et la sexualité.  Autrement, on ne fait que reproduire et prolonger le pattern ecclésiastique de l’Église du Québec d’antan, où la morale se présentait sous un jour beaucoup plus physique et sexuel que social et politique.  Comment voulez-vous que les chefs de parti fassent voter les députés selon leur conscience, si on considère que les questions économiques et sociale ne sont pas aussi d’ordre éminemment moral?  La dépersonnalisation des députés par la « ligne de parti » montre ainsi son vrai visage jusque dans les votes libres.

Au terme de cette première section, on est en mesure, ai-je la présomption de croire, d’évaluer plus justement les méfaits considérables que causent les partis politiques.  La quête du pouvoir qu’ils convoitent avec passion, la quête de la belle image dont ils veulent s’affubler, la quête de l’argent après quoi ils courent éperdument, la dépersonnalisation de leurs membres qu’ils provoquent immanquablement entraînent toute une kyrielle de maux personnels et sociaux qu’il est impossible d’éliminer à la source tant que les partis demeureront dans le paysage politique.

»» lire la suite du livre

[1] S’est incorporé récemment au Parti québécois un club possédant lui aussi un nom spécial et exprimant bien par là le caractère plus personnalisé de son action dans le parti.  Il s’agit des Syndicalistes et progressistes pour un Québec libre (SPQ Libre).

[2] Le Devoir, 6 juin 2005, p. A3

[3] Le Devoir, 28-29 mai 2005, p. B3.

[4] Il est vrai que de simples députés peuvent présenter à la Chambre des projets de loi privés.  C’est déjà là une restriction importante à leur soi-disant pouvoir législatif.  La plupart du temps, sauf erreur,  la présentation est faite par les membres de l’opposition.  C’est comme un suçon qu’on accorde aux députés.  Ces projets de lois privés n’ont généralement pas de lendemain.  Ils obtiennent rarement l’adhésion requise même pour être simplement débattus.

Par ailleurs, un petit nombre de députés, tant du parti gouvernemental que de l’opposition, participent à des commissions parlementaires.  Publiques, elles consistent principalement à entendre des représentations de la part des citoyens.  Les députés y assistent surtout en auditeurs.  En réunions privées, les commissions peuvent aboutir à des recommandations ou à des mesures proposées à l’Assemblée.  Leur but n’est pas d’engendrer des projets de loi.  S’il y a lieu, on ne fait que débattre des projets générés par le cabinet ministériel.  C’est un peu l’équivalent des débats en Chambre sur des projets de loi, mais en milieu plus restreint.

[5] Pratiquement aucun parti n’encourage la dissidence.  Quelques-uns acceptent de la tolérer jusqu’à un certain point comme un moindre mal inévitable.

[6] On l’a bien vu récemment même dans le vote libre sur les mariages gais.  Le chef de parti a décrété que son cabinet ministériel, là où se concentre le pouvoir partisan, n’avait pas droit au vote libre.  À l’encontre des simples députés, il devait s’en tenir à la « ligne de parti ».

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