Chapitre 11 – Mouvements politiques et sociaux

Au Québec, les mouvements politiques proprement dits n’ont jamais duré bien longtemps.  Après quelques années d’âpres combats, ou bien ils se sont éteints d’eux-mêmes parce qu’ils manquaient d’adhérents, de ressources, d’audience populaire, ou bien ils se sont fondus dans des mouvements plus larges et plus dynamiques.  Qu’on pense, par exemple, à l’Alliance laurentienne de Raymond Barbeau, au Rassemblement national du Dr Jutras et de Gilles Grégoire, au Rassemblement pour l’indépendance nationale (RIN) fondé par Marcel Chaput, puis mené par André d’Allemagne et enfin par Pierre Bourgault.

Le Mouvement souveraineté-association, lancé par René Lévesque, a recueilli tous les mouvements souverainistes qui existaient à l’époque.  Il en a fait la synthèse, afin de présenter un front uni dans la lutte en faveur du la souveraineté du Québec, de combattre plus efficacement pour le triomphe de sa cause.  Mais rapidement il s’est transmué en parti politique.  La même trajectoire s’est suivie en gros par l’Union des forces progressistes et Option citoyenne.  De mouvements politiques de gauche qu’ils étaient à leurs débuts, ils se sont transformés en partis politiques.  On a pu constater une évolution semblable chez les divers mouvements politiques d’obédience marxiste des années 1970.  Certains d’entre eux sont devenus graduellement des partis politiques dûment enregistrés.

Cette transformation progressive des mouvements politiques en partis s’est opérée tout normalement et naturellement, pour ainsi dire.  Elle était même inévitable, vu le contexte obligatoire dans lequel, au Québec comme partout ailleurs, se déroule la vie politique depuis des siècles.  En effet, les partis politiques constituent la seule voie d’accès possible à l’action gouvernementale.  Pas moyen d’y échapper : ils barrent le chemin à tout autre moyen de parvenir au pouvoir gouvernemental et d’y exercer des fonctions étatiques.  Il faut passer par eux, sous peine de fin prématurée à toute aspiration politique.  Les rarissimes personnes qui, dans toute l’histoire politique du Québec, se sont présentées comme candidats indépendants en témoignent indubitablement :  ou bien elles n’ont pas été élues, ou bien elles n’ont pas survécu longtemps à leur élection.

Le système des partis politiques est implacable.  Il est tout-puissant, sans pitié.  Il prend toute la place, comme un maître absolu.  Je dirais même que c’est une manière de trust politique.  Il oblige les citoyens désireux de s’engager dans la vie politique de l’État à se plier sous ses fourches caudines.  Si vous ne passez pas par les partis, vous ne pouvez pas exister comme membre d’un gouvernement, vous ne pouvez pas – en fait, vous n’en êtes pas digne – vous consacrer au service du bien commun à titre de député.

Avec un tel système, la démocratie, dont aiment se gausser les partis politiques, se trouve lésée dans un de ses points les plus vitaux : la possibilité, qui devrait être ouverte à tous les citoyens qui s’en estiment capables et qui le veulent, de se présenter comme députés de façon personnelle et autonome, avec une chance au moins minimale d’y réussir.  La vraie démocratie postule, respecte, stimule l’autonomie des personnes et lui fournit la possibilité réelle de se manifester.  Les partis politiques arrêtent à mi-chemin de la démocratie.  Tous peuvent briguer les suffrages, mais à condition que les partis les choisissent, qu’ils leur imposent leurs exigences, qu’ils suivent la « ligne de parti » sans sourciller et sans en déroger.

Le système de partis multiples se proclame démocratique parce qu’il offre aux militants le choix libre d’en adopter l’un ou l’autre, parce qu’il permet aux citoyens de voter comme il l’entend pour l’un ou l’autre.  C’est sûrement beaucoup mieux qu’un régime dictatorial à parti unique!  Mais les partis multiples oublient qu’avant d’ouvrir à la population plusieurs avenues dans lesquelles elle pourrait s’engager, ils ont commencé par obstruer le chemin à ceux qui veulent, à titre autonome et personnel, pénétrer dans le champ de l’activité politique gouvernementale.

On dit couramment que « de deux maux on choisit le moindre ».  C’est vrai, mais pourvu que les deux maux soient inévitables.  Par rapport à celui d’un parti unique, le système de partis multiples est à choisir sans l’ombre d’un doute.  Même s’il est un moindre mal que le premier, il demeure toujours un mal par rapport à une meilleure réalisation de la démocratie, et ce mal en plus n’est pas inévitable.  On peut l’éradiquer en abolissant tous les partis politiques.  L’activité politique des citoyens n’en mourra pas, loin de là.  Au contraire, elle s’épanouira davantage, en permettant à tous ceux qui le peuvent et le veulent d’apporter leur contribution à l’État, sans pour autant devoir, au préalable, appartenir à un parti et en obtenir la permission de se présenter à la députation.

Ainsi donc, les mouvements politiques du Québec se sont vus obligés en quelque sorte de se muer en partis eux-mêmes, parce que les partis existants bloquent toutes les autres issues que la leur à l’accès gouvernemental.  Comme les grands partis, les petits partis marginaux issus des mouvements idéologiques qui les ont fait naître disparaîtraient si jamais se réalisait le nouveau régime politique mis de l’avant.  Pourquoi ne réapparaîtraient-ils pas sous leur forme originelle de simples mouvements politiques?  Ils auraient tout intérêt à le faire.  Je l’expliquerai sous peu.  Le Parti québécois, lui, ne peut retourner au rang de mouvement politique indépendantiste, puisque ma thèse d’un nouveau système suppose nécessairement l’indépendance politique du Québec.  Quant au Parti libéral, de nature essentiellement stratégique, empêtré qu’il est dans ses programmes, manœuvres et tactiques électoralistes, il ne possède pas suffisamment de substance, de pensée idéologique pour penser devenir, une fois disparu, un vrai mouvement politique…, à moins que ses anciens militants ne métamorphosent complètement sa pensée actuelle.

Une des principales objections qu’on pourrait soulever contre le régime que je propose, c’est qu’il n’y aurait plus de programme commun présenté à l’électorat par les partis politiques en vue de le réaliser une fois au pouvoir.  Chaque candidat, dira-t-on, arriverait dans son comté avec ses idées propres et son programme à lui.  On aurait affaire à une multitude de points de vue particuliers, épars et sans cohérence.  Il est facile de répondre à cette objection.

D’abord, on sait quoi penser des programmes communs servis avant les élections par les partis politiques.  Ou bien ils ne sont que des promesses non respectées, ou bien on les remplit vaille que vaille, en grappillant un point ou l’autre au gré de la conjoncture.  Et puis, c’est exactement une des tâches importantes de la nouvelle Assemblée nationale de fixer un programme commun politique et budgétaire pour l’année qui vient.  À partir des diverses approches qu’épousent les députés, se cristallisera un plan commun d’action, même si plusieurs d’entre eux doivent mettre de l’eau dans leur vin et accepter des compromis honnêtes.  Ils n’auront pas le choix, tout doit se clore par un vote majoritaire.  Ce programme commun aura d’ailleurs bien plus de chances d’être cohérent et surtout de se réaliser que les programmes débités par les partis politiques devant l’électorat.

Enfin, c’est justement pour enlever tout poids à l’objection de la grande variété des idées et des projets d’action des députés que les mouvements politiques auraient immense intérêt à se produire sur la scène publique, en remplacement des partis politiques.  Ce point m’apparaît d’une extrême importance et je veux l’accentuer fortement.  Dans ma vison des choses, les mouvements politiques représentent des rouages absolument essentiels d’un régime sans partis.  Il faut qu’il y en ait, et plusieurs.  Il faut que leur action soit constante, étendue, vigoureuse et persuasive.  Je ne peux concevoir un système dénué de partis sans la dynamique puissante des mouvements politiques.

Leur tâche consistera précisément à présenter à la population des projets communs d’action, à la persuader de mille façons d’y travailler.  Il est clair à mes yeux que la société civile, celle qui est à la base de tout gouvernement et qui regroupe la communauté des citoyens, a besoin, pour grandir et s’épanouir, de plans collectifs de réformes.  Il lui faut des organismes qui s’acharnent à promouvoir du changement pour le mieux par l’action communautaire et en se fixant des objectifs d’ensemble.  Une vraie société, en marche vers plus de liberté et d’égalité, ne peut se réduire seulement à une poussière d’individus atomisés, isolés les uns des autres et ne courant qu’après leur petit confort individuel.

Elle doit être animée de groupements, de mouvements qui l’ébranlent vers des buts collectifs, porteurs de changement et de progrès.  Voilà pourquoi, en l’absence de partis, les mouvements politiques deviennent encore plus nécessaires.  D’ailleurs, ils remplaceront avantageusement les partis.  Au contraire de ces derniers, ils peuvent agir plus librement et sans composer avec la réalité.  Ils n’ont pas besoin de franchir l’étape cruciale d’un scrutin populaire pour se mettre en valeur et travailler directement à l’atteinte de leurs buts.  La nécessité de gagner par le vote la confiance du peuple, qui est imposée aux partis en vertu de leur structure même, les oblige souvent à travestir leurs intentions et leurs objectifs, à édulcorer leurs programmes, à faire preuve d’ambiguïté et de pusillanimité.

Tel n’est pas le cas avec les mouvements politiques ou autres mouvements.  Tous leurs membres sont forcément des militants convaincus; les mouvements n’attirent que des personnes pleinement conscientes du mérite de leur cause et entièrement vouées à la promouvoir.  Groupées autour de leur leader, elles savent exactement quoi rechercher et l’exposent sans fard devant les citoyens.  Les mouvements, leur nom même le signifie clairement, sont là pour faire mouvoir les êtres et les choses.  Sur le plan collectif, ils sont la dynamo d’une société qui, sans eux, stagnerait dans l’inertie et le statu quo.  En l’absence de partis, les mouvements politiques s’avèrent donc indispensables pour proposer à la population des objectifs communs, lui tracer des devis d’action sociale, conjuguer les forces dans la recherche d’un bien qui dépasse la mesure d’intérêts strictement individuels.

Mais comment, se demandera-t-on, des mouvements peuvent-ils être politiques s’ils ne peuvent aspirer au pouvoir gouvernemental?  Là, en effet, gît l’équivoque habituelle qui entoure le mot « politique ».  Il n’est pas nécessaire d’être militant d’un parti, d’être élu député ou ministre pour faire de la « politique », pour se commettre dans une action décisive profitable à la vie politique d’un pays.  Il existe plusieurs formes d’engagement et d’intervention qui peuvent faire que des mouvements soient vraiment politiques.  Par exemple, un mouvement peut lutter pour améliorer le mode de scrutin, pour le rendre plus étanche à toutes sortes de tricheries qui en fausseraient le résultat.  Ou encore un mouvement peut combattre pour la réforme de telle ou telle structure ou fonction gouvernementale.

De façon plus générale et plus importante encore, un mouvement peut concevoir, mettre de l’avant et faire valoir, comme s’y est employé récemment Option citoyenne, un ensemble d’orientations et d’objectifs politiques à poursuivre par le gouvernement.  Là-dessus, la militance d’un mouvement s’articulerait très bien à l’une des fonctions importantes confiées à l’Assemblée des députés.  Ils ont pour mission, on s’en souvient, de déterminer, au début de chaque session parlementaire, les grandes orientations politiques et les priorités budgétaires pour l’année qui vient.  Un mouvement politique peut très bien intervenir auprès des députés pour critiquer leurs options, les appuyer si elles entrent dans ses vues, proposer les siennes.  Il peut travailler sans relâche l’opinion publique pour qu’elle adhère à son programme et le seconde dans ses démarches en vue d’une amélioration de la vie politique.

Le rôle que j’ai décrit des députés, élus à titre personnel et hors de tout parti politique, possédant le plein pouvoir législatif, favorise grandement les contacts possibles entre eux et les mouvements politiques.  Ceux-ci savent pertinemment que les députés sont libres désormais, qu’ils ne sont plus ligotés par la « ligne de parti », et surtout que les lois et les mesures d’intérêt général résident entre leurs mains.  Les mouvements peuvent les aborder ouvertement, sans crainte d’être perçus ou écartés comme des membres de partis adversaires.  Tous les députés exercent une fonction législative importante.  Ils deviennent donc les interlocuteurs tout désignés des mouvements politiques, surtout de ceux qui bataillent pour l’instauration de nouveaux paradigmes sociaux.  Par la voie des députés, et aussi des ministres d’ailleurs, par la voie également des commissions parlementaires publiques encouragées fortement dans le nouveau régime préconisé, les mouvements peuvent ainsi exercer une influence politique importante pour le développement de la société québécoise.

Une autre forme d’intervention des mouvements, très intéressante et virtuellement décisive pour la configuration politique du pays, se trouve dans la possibilité qu’ils ont de dénicher des candidats à la députation qui seraient en affinités idéologiques avec eux, qui partageraient leurs vues et objectifs politiques.  Ce ne serait pas là du tout reproduire le modus operandi actuel des partis politiques si fondamentalement vicié et nuisible à la société.

Les candidats à la députation devront toujours se présenter à titre exclusivement personnel.  Ils n’auront pas le droit d’être les représentants attitrés de mouvements ni d’être subventionnés par eux.  Mais rien n’empêche qu’ils soient, par convictions personnelles, en harmonie d’idées et d’aspirations avec l’un ou l’autre mouvement.  Après tout, il faut bien que la pensée et les desseins d’une personne logent quelque part!  Rien n’empêche non plus qu’entre les élections, un mouvement cherche et trouve, à l’intérieur d’une région ou d’un comté, un candidat valable, homme ou femme, qui soit en synthonie avec lui, qui consente à se présenter, mais de façon personnelle et indépendante, avec ces idées et ces objectifs-là.

Si le mouvement n’en trouve pas, il lui reviendra, entre les élections, de préparer le terrain, à la grandeur du territoire qui lui convient, d’y semer ses idées, de les cultiver, de les faire fructifier pour que germe enfin une personne candidate en accord avec elles et prête à les défendre à titre autonome et personnel, non parce que le mouvement l’y oblige mais parce qu’elle en est persuadée elle-même.  Ce sera là un travail très gratifiant pour les mouvements, vu qu’il leur donne indirectement la possibilité de faire élire un ou plusieurs députés au diapason de leur idéologie, tout en respectant les exigences incontournables d’autonomie et de liberté personnelles des députés prévues par le nouveau régime.  Ainsi, les mouvements politiques seront grandement incités à participer activement à la floraison de l’esprit civique dans la société.

Les mouvements proprement politiques, c’est-à-dire ceux dont l’intérêt concerne immédiatement et directement la gouverne de l’État, ne sont pas les seuls, d’ailleurs, à être conviés à la dernière tâche que je viens de formuler.  Tous les mouvements sociaux y sont appelés, peu importe leur nature et leur cause si elle est légitime.  Qu’ils soient d’ordre économique, culturel, social ou écologique, qu’ils luttent pour les droits des femmes ou des gays et lesbiennes, contre la violence des armes ou pour la paix dans le monde, ils peuvent tous, dans l’ensemble du Québec, dans une région ou un comté, se trouver des candidats qui les refléteront, à la condition expresse, encore une fois, qu’ils s’en tiennent eux aussi à l’engagement personnel et indépendant, libre de toute attache financière, des aspirants à la députation.

En ce sens-là, tous ces mouvements sociaux deviendraient aussi politiques en quelque sorte, parce qu’ils contribueraient à faire éclore des candidats sérieux, prêts à s’engager directement dans la vie politique gouvernementale, au service du bien commun dans leur secteur particulier.  Par les nombreux et dynamiques mouvements politiques et sociaux, le Québec entier pourrait, sur le plan politique et ailleurs, grouiller d’une vie riche et intense qui ne nous ferait pas, loin de là, pleurer la perte des partis politiques.

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